Caza : BD & Science Fiction
Le procès de Caza
Quelques Images
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Votre Honneur, Mesdames et Messieurs les Jurés, l'affaire qui nous occupe aujourd'hui est d'une extrême gravité. Il s'agit d'un cas d'agression esthétique caractérisée, pratiquée avec constance, malice et préméditation depuis un bon quart de siècle par un individu dénué de tout scrupule. Face à l'abondance des actes graphiques délictueux commis par l'inculpé, agissant à l'en croire sous l'influence de grands dealers de la science-fiction, il n'est, en fait, pas exagéré de parler de véritable invasion esthétique.
Nous remarquerons tout d'abord que l'invasion per se est un des grands fantasmes de cette sous-culture qu'on nomme science-fiction. Généralement, notre belle planête bleue est convoitée par des hordes d'extra terrestres plus ou moins hideux, qui en veulent à son atmosphère, à ses océans ou à ses matières premières, et qui ne reculent devant rien pour exterminer ou assujettir l'espèce réputée humaine, sans parler du sort pire-que-la-mort qu'ils pourraient réserver à la moitié féminine de ladite espèce.
Ce lamentable cliché, véritable insulte à l'esprit de résistance incarné par nos forces armées, a exercé des ravages sur les esprits les plus faibles, tel celui du dénommé Caza, auquel un musée aussi mal famé que la Maison d'Ailleurs a récemment consacré une accablante rétrospective, cependant que des éditeurs interlopes n'hésitent pas à reproduire ses "oeuvres" sur papier glacé.
En consultant les archives quelques peu kolossales de la Galaktische Kulturpolizei, j'ai constaté que Philippe Caza y est fiché comme un imaginaute particulièrement dangereux. On apprend tout d'abord que le véritable nom de cet artiste est Cazaumayou - ce qui est déjà fort inquiétant. Né en 1941 à Paris, il a subi l'influence pernicieuse d'un père caricaturiste sportif et d'une mère professeur de dessin, ce qui, reconnaissons-le, lui donne droit à des circonstances atténuantes. Adolescent faible et timide, il s'est adonné à la lecture de livres et de revues de science-fiction qui lui ont fait perdre le peu de liens qu'il avait alors à la réalité . Cette imaginomanie percerse a été agravée par la consommation boulimique de magasines de bande dessinée, dont le tristement célèbre Météor publié par Artima.
Parvenu à l'âge adulte, Philippe Cazaumayou a pourtant donné quelques temps l'impression qu'il allait bien tourner. Il a, en effet, pratiqué pendant dix ans l'honorable profession de graphiste publicitaire, gagnant honnêtement sa vie par l'exaltation de divers produits de consommation. Hélas, le jeune homme n'a pas su résister aux turbulences des années 60. Sous l'influence des Beatles, du Pop-Art, du mouvement hippy des "enragés" de Mai 68, il a quitté la publicité pour se consacrer à plein temps à la bande déssinée et à l'illustration de science-fiction.
C'est alors qu'il prend le pseudonyme de Caza, signant ainsi sa descente dans l'Underground. Après un premier album au graphisme pop, Kris Kool, album heureusement introuvable aujourd'hui, il a notamment travaillé dans les années 70 pour le magazinePilote, champion de l'humour potache. Il y a créé une série humoristique profondément subversive, Scènes de la vie de banlieue, dont le héros, ou plutôt la tête de Turc, Marcel Miquelon, honorable père de famille légitimement xénophobe, est caricaturé comme un petit bourgeois grassouillet dont les aspirations à une vie tranquille sont régulièrement ridiculisées par des voisins bruyant et goguenards. On y voit aussi surgir des éléments de fantastique répugnants, avec des monstres tels que l'Homo Detritus et divers morts-vivants...
A cette lointaine époque, Caza porte barbe et cheveux longs. Sa révolte contre la société l'amène à quitter ces admirables ensembles architecturaux que sont les HLM pour s'éxiler dans les Cévennes, où il vit en communauté avec des créatures non-humaines telles que des chèvres. Son oeuvre se poursuit dans le magazine de science-fiction Métal Hurlant - disparu depuis et que l'on ne regrettera pas. On y voit Caza s'attaquer aux fondements culturels de notre civilisation avec des récits cosmico-mythologiques détournant sans vergogne des légendes aussi vénérables que la Genèse et le Déluge, notamment dans Arkhé. Il le fait malheureusement avec un talent redoutable, un sens des climats et des couleurs qui valent aux albums publiés un très grand succès. A ces penchants métaphysiques, à l'antimilitarisme manifeste des Scènes de la vie de banlieue, viennent s'ajouter des obsessions sexuelles, notamment dans une série de dessions érotiques en noir et blanc réalisés pour le magazine Emmanuelle. Il faut reconnaître, hélas, que Caza dessine admirablement les femmes. Ses dessins ont donc certainement contribué au regrettable relâchement des moeurs observé au cours des deux dernières décennies.
En tant qu'illustrateur, Caza s'est aussi rendu coupable de nombreuses convertures de livres, réalisées pour les éditions Opta et J'ai Lu. Ces couvertures, gâce au talent de coloriste déjà cité, sont d'une séduction proprement satanique. Elles sont souvent mêmes de loin supérieures à certaines des oeuvres qu'elles sont censées illustrer, oeuvres que le prévenu avoue lire très concienscieusement, de A jusqu'à Z. Sans aucun doute, l'art de Caza est donc partiellement responsable de l'engouement pour la science-fiction d'une certaine jeunesse et même de certains adultes notoirement immatures. Quand on connaît l'effet déstabilisateur de la science-fiction sur le psychisme et le civisme, quant on sait qu'elle incite ses lecteurs à réfléchir par eux-mêmes aux différents futurs possibles plutôt que de s'en remettre sagement aux autorités chargées de guider l'humanité sur la voie du Progrès, on mesure l'importance du rôle destructeur joué par des imaginautes tels que Caza.
Non content de sévir dans l'illustration et la bande déssinnée, l'artiste a aussi commis des décors de théâtre et, surtout, des dessins animés, avec la complicité du cinéaste René Laloux. De ces dessins animés, il suffira de dire qu'ils ont été réalisés à Pyong Yang, en Corée du Nord, un fait suffisamment accablant pour qu'il ne soit pas nécessaire de s'étendre plus longuement sur ce pénible sujet.
Aujourd'hui, en 1994, on peut sérieusement craindre que Caza ne colonise d'autres modes d'expression, comme le jeu de rôle ou l'opéra. On le sait toutefois très occupé par la gestation d'une saga de bande déssinnée, Le Monde d'Arkadi. Dans cette série, Caza contibue éloquemment à la sinistrose et au catastrophisme typiques de cette fin de siècle, puisqu'il suggère que la Terre pouurait s'arrêter de tourner en raison des comportements irresponsables - selon lui - de l'espèce humaine.
Que dire de plus, Mesdames et Messieurs les Jurés ? Les faits parlent d'eux-mêmes. Nous sommes bien en présence d'une redoutable invasion à la fois esthétique et idéologique, invasion d'autant plus difficile à juguler qu'elle est le fait d'un artiste en pleine possession de ses moyens de séduction graphique. La question, dès lors, est la suivante : quelle punition infliger à l'inculpé ? Comment protéger notre jeunesse ? En empêchant Caza de poursuivre sa sinistre besogne ?
L'évolution du droit pénale, calquée sur la déliquescence des moeurs, rend malheureusement impossible aujourd'hui l'application de mesures de robuste bon sens, comme la censure ou l'interdiction professionnelle. C'est pouquoi le propose à la Cour de condamner Philippe Cazaumayou à une peine de cinq ans de travaus graphiques forcés, dans un Centre de rééducation esthétique agréé par l'Etat.
La modestie de la peine proposée surprendra certes ceux qui connaissent ma réputation d'inflexibilité. Mais le prévenu, comme l'atteste le rapport psychiatrique communiqué à la Cour, est un être sensible et courtois, qui a su s'abstenir d'insulter les magistrats comme l'ont fait tant de prétendus artistes précédemment condamnés par ce Tribunal. On aura observé qu'il est aujourd'hui glabre, que ses cheveux sont coupés courts et qu'il aime s'habiller de blanc, couleur éminemment décente. J'estime en conséquence qu'une mesure de réhabilitation est appropriée dans un tel cas.
Nos Centres de rééducation esthétique ont déjà fait le preuve de leur efficacité. Dirigés par d'honorables peintres du dimanche, bénéficiant d'un encadrement professionnel assuré par des graphistes publicitaires et des minimalistes abstraits, ces centres peuvent permettre à un artiste déviant de recanaliser son talent pour le plus grand bien de notre société. Philippe Cazaumayou pourra y surmonter les navrantes pulsions qui l'ont amener à peindre cette infantile galerie de monstres, de mutants et de robots, pour vouer son pinceau à de plus nobles causes : natures mortes, scènes de chasse, carré gris sur fond gris, portraits du président de la République ou des femmes habillées, par exemple. La peine proposées par le Ministère Public remplira ainsi un double but : protéger le jeunesse de l'influence psychogène de la science-fiction, tout en permettant à un artiste dévoyé de devenir enfin adulte, respectable et respecté.
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Le Procureur
Roger Gaillard *
Roger Gaillard est conservateur de la Maison d'Ailleurs, premier musée de la science-fiction et de l'utopie en Europe. Installé depuis 1991 dans les anciennes prisons d'Yverdon-les-Bains, en Suisse, ce musée mutant a consacré à Caza une importante exposition rétrospective, du 30 janvier au 9 mai 1993. Le texte ci-dessus est une adaptation de l'allocution de vernissage, prononcée en présence de l'artiste.
Ce texte est tiré de l'oeuvre "CAZA De Métal et de de Chair" ©Janvier 1994, Editions La Sirène
Les illustrations présentées sont tirées de :
"CAZA De Métal et de Chair" ©Janvier 1994, Editions La Sirène
"CAZA Chimères" Les Humanoïdes Associés 1988, 1ère Edition : 1988 © Hachette 1988
Avec l'aimable autorisation de l'auteur, qui a son propre site web.
Date de création : le 13 février 1996 |
©(1996,2000) Benoit Langrand |
Dernière Mise à jour : le 17 décembre 2000 |
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